Pour éclairer ses choix, le citoyen ne doit pas simplement être en mesure de comprendre le monde qui l’entoure, il doit inscrire sa réflexion dans un cadre de référence idéologique, à un projet de société. Telle était la fonction des partis. Mais de plus en plus confinés à un rôle de sélection des candidats, ils ont perdu une part de leur mission de construction de projets d’avenir à partir de repères idéologiques identifiés. Transformés en machines électorales, ils risquent de perdre leur substance militante. Ainsi se confirmeraient les intuitions formulées par Robert Michels (sociologue d’origine allemande, 1876-1936) sur l’existence d’une tendance « traditionnelle » des partis à développer au sein même des démocraties des caractères oligarchiques.
De fait, les militants d’origine populaire se font rares, ce qui s’explique aussi par la généralisation, au sein du PS, d’une "culture du débat" pourtant positive mais qui valorise avant tout la réflexion collective et la "libre expression" - peu spontanée - des militants. Or cette "intellectualisation", en faisant appel aux ressources culturelles personnelles, en technicisant le débat et en dévalorisant le rapport populaire au parti, fait de remise de soi et de loyalisme, favoriserait la relégation des militants les plus modestes. On touche là une autre contradiction difficilement dépassable des différents partis de la gauche : le monde et la politique se complexifie mais, face à cela et face à la généralisation de la « culture du débat » qui marque une avancée démocratique indéniable et qui n’a pas d’équivalent dans les autres partis français ou européens, le Parti socialiste n’a mis en place aucune structure de formation adaptée (à la différence du PCF des années 1950) à son public populaire ou moyen et à la hauteur des attentes politiques ; le loyalisme n’est pourtant pas l’apanage des militants issus des milieux populaires qui seraient par ailleurs déstabilisés par la "culture du débat", depuis 1946 aucune majorité dirigeante socialisme n’a directement été remise en cause par sa base, le légitimisme atteint une forte proportion des débatteurs et technocrates de section, ce qui permet de s’interroger sur la profondeur d’un certain nombre de débats tenus dans le PS.
Ce sont les pratiques les plus ordinaires du militantisme (tractage, collage) qui sont dévalorisées (et la vague d’adhésion et la campagne présidentielle n’ont pas invalidé malheureusement cette conclusion) mais aussi les dimensions collectives et identitaires de l’appartenance partisane (nuits de collage d’affiches, fêtes de sections) qui se perdent. Étonnamment, le PS semble tolérer, voire encourager, un militantisme distancié - et plus encore depuis quelques mois. La conséquence en est que la dimension cynique des comportements prend une place prépondérante au sein du parti, où le militant est un loup pour le militant. Un univers « hobbesien » donc, où l’on "ne s’aime pas, ou peu, et où rapporter les prises de positions des militants aux positions dans l’espace partisan relève d’un quasi-réflexe. Le cynisme en politique ne date pas d’aujourd’hui, mais la nouveauté est que la concurrence touche toute la communauté militante, du sommet jusqu’à la base, et que la "lutte pour les places", contrairement à d’autres milieux militants y est peu déniée. Mais malgré cela, le Parti socialiste, et même au-delà à gauche, rencontre les plus grandes difficultés à se renouveler, à renouveler ses candidats, à rajeunir ses cadres, à s’identifier à la population dont on brigue les suffrages. Les candidatures de jeunes militants sont découragées, la parité est régulièrement utilisée par les élus quinquagénaires ou sexagénaires blancs pour écarter les jeunes hommes ou les jeunes femmes dont les qualités et les ambitions pourraient gêner à court terme. Alors que Tony Blair - qui n’est pour nous absolument pas un modèle idéologique - a quitté l’année dernière le pouvoir, à 54 ans : qui ne constate pas que c’est à cet âge (ou plus vieux encore) que les leaders de la gauche prétendent eux accéder aux responsabilités ! Qui n’a pas vu que ceux, qui sont venus expliquer sur les plateaux des télévisions et des radios en 1995 et 2002 les raisons de nos défaites et leurs propositions pour la rénovation de la gauche, étaient à nouveau présents sur ces mêmes plateaux pour tenir les mêmes propos le 6 mai 2007 !
Ce sont les liens rompus avec l’ensemble des réseaux sociaux et la faible implantation du PS qui accroissent la volatilité de l’électorat socialiste, condamnant le PS à faire fluctuer sa ligne idéologique. Cela éclaire aussi les raisons de l’usage intensif des sondages si déterminant dans la désignation interne du candidat socialiste en novembre 2006 : Faute de réseaux puissants irriguant la société, les élites socialistes - et toutes tendances ou sensibilités confondues - sont de fait conduites à s’appuyer sur des formes de production non "mobilisée" de l’opinion publique comme les sondages. Les sondages suscitent de vifs débats. La controverse a plusieurs versants dont le principal concerne leur validité comme outil de mesure de l’opinion publique. Selon certains, ils ne sont qu’un artefact. Ainsi, dans un article resté célèbre, Pierre Bourdieu déclare que « l’opinion publique n’existe pas ». Cette critique repose sur plusieurs arguments :
Les sondages interrogent les gens sur des questions qu’ils ne se posent pas. On leur impose donc une problématique ;
La situation d’enquête est une injonction à formuler un avis. Par exemple, si on vous interroge sur l’extension des compétences de la CSCE, il se peut que vous n’ayez aucun avis, ou que vous ignoriez ce qu’est la CSCE. Dans tous les cas, il sera plus légitime et plus pratique de donner une réponse, que d’avouer votre ignorance ou votre indifférence ;
Les réponses données seront d’autant plus artificielles qu’elles sont formulées sans enjeu réel pour les enquêtés. Ainsi s’expliquent les écarts entre les sondages préélectoraux et les résultats effectifs ;
Alors que l’opinion est l’expression collective de groupes, de rapports sociaux, de jeux d’acteurs, etc., les sondages en font une simple addition de réponses individuelles ;
L’agrégation statistique des jugements individuels revient à postuler que toutes les opinions se valent. C’est faire fi du fait que certaines personnes ou certains groupes ont plus de motivation et d’influence que d’autres.
Ainsi, selon cette approche, les sondages créent de toutes pièces une opinion factice et trompeuse : la « vraie » opinion est celle qui s’exprime collectivement dans un champ de forces sociales. Et ce n’est sans doute pas non plus un hasard si la vision socialiste minore de fait et de plus en plus toute conflictualité sociale pour se nourrir avant de travaux sociologiques sur l’individu et les valeurs post-matérialistes (François de Singly, Marcel Gauchet) - et ce en contradiction flagrante avec l’objet des partis de gauche - qui dessinent des individus "entrepreneurs de leur propre vie", selon l’expression d’Alain Ehrenberg qui fait florès.
Frédéric Faravel