Par Stéphane Alliès - Mediapart.fr
Depuis Obama, le parti socialiste n'a plus peur de la gauche américaine. Mieux, il discute avec l'un de ses représentants les plus éminents, afin de tenter de s'en inspirer. De passage, samedi 4 et dimanche 5 avril, à Paris, Howard Dean présente toutefois certains brevets de respectabilité. Membre de l'aile gauche du parti démocrate en 2004, quand il s'est présenté à la primaire présidentielle de 2004, il est depuis célébré pour son action à la tête du parti de l'âne, de 2005 à 2009.
Sa venue en France s'inscrit dans le cadre d'une mission de réconciliation avec la social-démocratie européenne, dont Paris est la dernière étape, après Berlin et Bruxelles, où il a participé à un forum du Parti socialiste européen. Fondateur du think-tank Terra Nova organisant les débats, Olivier Ferrand explique: «Il y a un véritable pas en avant du parti démocrate, qui ne s'intéressait que de très loin à l'activité des progressistes européens. Ce qui est d'autant plus intéressant, c'est que le rapprochement se fait également sur les idées. Quand on se souvient de Bill Clinton, qui était un "blairiste hard"…»
Howard Dean ne le démentira pas, exprimant avec force son admiration devant «l'incroyable système de protection sociale en Europe, particulièrement en France». Lui qui nourrit quelques ambitions d'intégrer le cabinet de Barack Obama, pour être responsable de la réforme du système de santé promise par le nouveau président américain, a toutefois concentré son propos parisien sur la stratégie électorale, non sans s'être extasié devant «la classe politique européenne, vraiment plus marrante que chez nous», citant notamment «l'extraordinaire showman Daniel Cohn-Bendit».
Le président de Terra Nova, Olivier Ferrand, Howard Dean, Arnaud Montebourg et Delphine Batho
Reconnu comme l'architecte de la modernisation de l'appareil démocrate ayant permis pour une large part la victoire d'Obama, Howard Dean a livré au public socialiste ses enseignements des "techniques partisanes" qui ont remis en marche une organisation laminée par le néoconservatisme bushiste.
Après une rencontre samedi 4 avril avec Jean-Christophe Cambadélis, secrétaire national du PS aux relations internationales, et les candidats aux européennes, il a déjeuné avec des journalistes français puis a tenu conférence à la maire du IVe arrondissement parisien, en compagnie d'Arnaud Montebourg, secrétaire national à la rénovation, et de la députée Delphine Batho, qui reviennent d'un voyage aux Etats-Unis où ils ont participé à un séminaire avec les responsables des partis socialistes et socio-démocrates ainsi que des think-tank européens.
S'il s'est bien gardé de «jouer au donneur de leçons comme un consultant américain», le récit par Howard Dean de son expérience à la tête du parti démocrate laisse apparaître des enseignements d'Amérique, que les socialistes français regardent avec grand intérêt.
Delphine Batho, proche de Ségolène Royal, s'est ainsi félicitée du «changement d'attitude vis-à-vis de la gauche américaine, trop longtemps caricaturée comme un parti de supporters», tandis qu'Arnaud Montebourg y a vu «une méthode permettant de penser la victoire de la gauche, malgré un système partisan fracturé, des militants démoralisés et des institutions contre nous, face à une droite unie et concentrant tous les pouvoirs».
Au gré des discussions de chacun, Mediapart a dégagé les enseignements qui ont émergé des débats et qui résonnent avec acuité aux oreilles des dirigeants socialistes français. La preuve par sept.
1. Reconnaître l'inefficacité du parti et le remobiliser
C'est par une citation de Louis Pasteur que Howard Dean a entamé sa conférence: «La chance favorise les esprits préparés.» Selon l'ancien gouverneur du Vermont, la première nécessité pour le parti démocrate au sortir de la réélection de George Bush a été celle de l'acceptation lucide de son inefficacité. «Depuis 1964, il n'y avait eu que deux présidents démocrates élus et ceux-ci ne l'ont été que grâce au Watergate (Carter) ou au talent personnel (Clinton), absolument pas grâce au parti.»
Son premier souci fut alors de penser la remobilisation électorale et militante, à travers la «stratégie des 50 Etats», consistant à réinvestir fortement des territoires considérés jusque-là comme abandonnés aux républicains. Ce «buisiness plan à long terme» a donc consisté à la fixation d'objectifs précis de reconquête électorale lors des élections partielles, législatives ou locales.
2. «L'empowerment» militant
Cette stratégie d'autonomisation des adhérents («donner le pouvoir») est le socle d'une préparation la plus fine possible des enjeux électoraux. Résumée par Howard Dean, elle sous-tend une grande confiance accordée aux militants pour faire campagne, en leur donnant le sentiment d'être les porte-parole directs du parti dans leur quartier ou entreprise. Cette responsabilisation, «si elle est bien menée, doit permettre à l'individu d'être deux fois plus efficace que s'il bossait pour son patron», théorise-t-il.
Cela nécessite, toujours selon Howard Dean, «une grande discipline de parti, tempérée par une forte décentralisation au profit des directions locales», auxquelles on dicte une marche à suivre, mais qui ont toute marge de manœuvre pour la mettre en place, charge à eux de remplir leurs objectifs. «Internet devient alors le mode d'organisation intermédiaire, entre la direction nationale et les directions locales», conclut-il.
3. Miser sur les nouvelles générations
C'est une variable qui est très souvent revenue dans la bouche du président sortant du parti démocrate. D'après lui, «se concentrer sur les moins de trente ans permet de renouveler l'appareil militant tout en refaisant de l'électorat jeune la priorité du parti, car on ne peut pas gagner une élection sans la jeunesse». Et de préconiser l'investissement massif dans les nouvelles technologies, «qui en effrayaient beaucoup parmi les cadres démocrates en 2004». Cette modernisation des techniques "web 2.0" a également l'avantage, pour Dean, de prouver d'emblée la cohérence d'un message politique axé sur le changement, la transparence et le progrès.
Présente dans la salle, la députée Aurélie Filippetti a toutefois objecté qu'en France, «la démographie électorale n'est pas la même, car Sarkozy n'aurait pas gagné sans les plus de 65 ans. Ici, ce sont les vieux qui ont fait l'élection». Une objection restée sans réponse.
4. Des primaires allongées avec "vote préférentiel"
Howard Dean a également raconté comment il a réformé le système de primaires démocrates, pour lui ôter ses effets néfastes. Il a ainsi choisi d'allonger la période des débats entre les votes, afin d'atténuer l'importance du "super tuesday", où les Etats clés votent le même jour, ce afin de rendre possible l'émergence d'autres candidats que celui de l'appareil (en l'occurrence, Hillary Clinton). Il a aussi notifié à quel point il s'était «interdit de penser même pour qui il pourrait voter», ce qu'il s'est appliqué à faire jusqu'au bout, «afin de conserver l'impartialité la plus totale, indispensable pour un chef de parti dont le but est chez nous d'être un arbitre».
Dernière innovation, un mode de scrutin dit "préférentiel", consistant à donner des points à chaque candidat et les éliminant un par un jusqu'à la victoire du dernier d'entre eux. «Un tel système permet de ne pas trop tomber dans les attaques personnelles et les petites phrases, chacun ayant besoin d'un report des voix le plus fort possible, pour espérer l'emporter».
5. Encadrer et réglementer la réconciliation
Howard Dean va jusqu'à parler de «techniques électorales de la réconciliation» à travers le "vote préférentiel", mais surtout grâce à la convention d'investiture, qui met en scène «l'unité institutionnelle» retrouvée du parti. En coulisses, explique-t-il, cela passe par la négociation des places et de la plate-forme programmatique, chaque candidat battu engageant des rounds de discussion avec le staff du candidat désigné, qui pour intégrer son équipe de campagne, qui pour adjoindre à son programme des idées jusqu'alors défendues par lui.
Charge enfin à tous d'exprimer avec force leur ralliement à la tribune, devant une foule en liesse et les médias. «Le comportement personnel joue aussi beaucoup, et c'est encore plus facile quand les candidats sont de grande qualité, reconnaît Dean. Voire des femmes d'Etat, comme Hillary Clinton.»
6. Se soucier de son électorat
Howard Dean stratégise ainsi son discours: «Réinvestir les cibles électorales abandonnées, et en cibler de nouvelles.» Il décrypte comment les démocrates, via des études d'opinion et une analyse très poussée de bases de données, ont ajusté leurs efforts de campagne vers ceux qui se sentaient en adéquation avec les valeurs qu'ils entendaient défendre. Un travail qui les a fait se reconcentrer sur les classes moyennes et les communautés ethniques, mais aussi vers des catégories qu'ils pensaient fidèles à jamais aux républicains. Et Howard Dean de prendre l'exemple des «chrétiens évangéliques, dont on s'est rendu compte qu'ils plaçaient le social et l'écologie en tête de leurs priorités».
Mais l'effort le plus grand a été fait vers la jeunesse, Howard Dean ayant observé son poids croissant dans une élection: «Ils étaient 56% à voter Kerry en 2004, puis 61% aux législatives de 2006, pour être 66% à avoir voté Obama, en étant plus nombreux que les plus de 65 ans à se rendre aux urnes.»
7. Des valeurs plutôt qu'une plate-forme programmatique
C'est ce que Howard Dean nomme «le biconceptualisme», qui permet de «sortir de la logique de confrontation, en s'appuyant sur des valeurs capables d'être entendues aussi bien par les ouvriers que par une partie de la droite, et non plus de changer de discours en fonction de l'auditoire». Delphine Batho se fait l'ardente défenseur du concept (détaillé – en anglais – ici), «car il implique de tenir bon sur des valeurs, si on les sait porteuses auprès des catégories électorales auxquelles on tient. Et aussi parce qu'il permet d'éviter les programmes type catalogue de La Redoute».
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/stephane-allies
[2] http://www.mediapart.fr/journal/france/010409/ps-la-longue-marche-des-primaires
[3] http://www.mediapart.fr/club/edition/obamamccain-quelle-amerique/article/050409/les-dessous-de-la-campagne-d-obama-par-howar
[4] http://www.mediapart.fr/journal/france/250109/la-strategie-obama-est-elle-importable-en-france
[5] http://www.huffingtonpost.com/george-lakoff/biconceptualism_b_30396.html
[6] http://partisocialiste.blog.lemonde.fr/2009/03/31/bertrand-delanoe-se-hate-lentement/
[7] http://www.tnova.fr/images/stories/publications/notes/essai01.pdf
[8] http://www.tnova.fr/images/stories/groupes-de-travail/006-mission-us/terranova-rapportmissionus.pdf
Howard Dean, vous vous souvenez ? Il fut le candidat « insurgé » aux primaires démocrates, en 2003, contre George Bush, contre la guerre en Irak, contre la mainmise des républicains sur le pouvoir fédéral et, au total, contre l'union nationale qui s'était installée, à Washington, après les attentats du 11 septembre 2001.
Tirant les leçons de son aventure et de l'échec final du Parti démocrate à la présidentielle, en novembre 2004, Howard Dean a fait campagne pour devenir le président du comité national du Parti démocrate. Il a enlevé la direction de la machine partisane aux caciques démocrates de Washington et mis en application des choix stratégiques qui ont contribué largement à la victoire de Barack Obama en 2008.
Mais tout le monde n'est pas de cet avis dans l'équipe du vainqueur. Quand Howard Dean a quitté la présidence du Parti démocrate, comme prévu, il n'a pas obtenu un poste dans la nouvelle administration, alors que ce médecin a beaucoup réfléchi à la réforme de l'assurance-maladie, l'un des grands projets d'Obama. Il se partage maintenant entre un cabinet d'avocat spécialisé dans les énergies alternatives, un rôle de consultant pour CNBC, chaîne de télévision spécialisée sur l'économie, et l'animation de Democracy for America, l'organisation qu'il avait créée en 2004 pour conquérir la direction du Parti démocrate et que préside son frère Jim.
Depuis une dizaine de jours, Howard Dean est venu évangéliser ce qu'il appelle le « centre-gauche » européen, c'est-à-dire les partis socialistes, en leur enseignant les méthodes qui ont permis la renaissance de leur équivalent américain. Après être allé en Grande-Bretagne et avoir passé deux jours à Bruxelles, il a été invité à Paris par la fondation Terra Nova, qui s'emploie à essayer de moderniser le Parti socialiste.
Dean a rencontré longuement la direction du PS et les candidats de celui-ci aux élections européennes, puis participé à un débat public, à la mairie du IVe arrondissement, avec Delphine Batho et Dominique Bertinotti, partisanes de Ségolène Royal, et Arnaud Montebourg, qui le fut. L'artisan de la réorganisation du Parti démocrate a aussi déjeuné, samedi, avec des journalistes, avant de dîner avec des chefs d'entreprise qui sponsorisent Terra Nova et de travailler, dimanche, avec le conseil scientifique de la fondation.
« Nous n'avions pas l'appareil d'un parti moderne », explique Howard Dean en parlant du Parti démocrate. Face à la puissante mécanique républicaine, les démocrates étaient en retard sur le recensement des électeurs (aux Etats-Unis, les partis mènent des campagnes d'inscription sur les listes électorales), le recrutement de militants actifs localement, la diffusion des messages auprès des catégories concernées, le contrôle des opérations de vote. L'ancien président du parti assure ainsi :
« Si Obama a gagné la Floride avec 51% des voix, c'est uniquement parce que notre organisation de terrain a été plus efficace, cette fois, que celle des républicains. »
Sa stratégie a consisté aussi à s'intéresser à l'ensemble du territoire -ce fut la « stratégie des cinquante Etats“- plutôt qu'aux seuls Etats susceptibles de basculer, ce qui laissait de côté les publics démocrates des régions solidement acquises à un parti ou à l'autre.
Howard Dean avait été le premier à expérimenter, en 2003, la puissance de l'Internet comme moyen de communication, de mobilisation et de collecte de dons. Les leçons qu'il en a tirées ont été mises à profit par la campagne de Barack Obama. En fait, les démocrates ont réinventé la politique de proximité, le porte-à-porte, le contact direct entre les militants porteurs du message et les électeurs. Et au lieu de fractionner le message en fonction des différentes cibles, ils ont diversifié les porteurs d'un message unique, commente Olivier Ferrand, président de Terra Nova, qui a consacré une passionnante étude [1]à la campagne de 2008. Howard Dean assure :
« Plus vous décentralisez, mieux ça va. A la base, il y avait des gens qui voulaient que ça change et qui étaient prêts à s'engager pour cela. Nous leur avons donné de l'argent, du monde, des règles. Nous les avons formés par des séminaires tous les deux mois. »
La clé de la réussite, selon lui, c'est l'‘enpowerment’, c'est-à-dire la délégation de pouvoir et la responsabilité.
Dean estime que si les démocrates ont gagné, ils le doivent, outre la personnalité de leur candidat, au fait qu'ils sont parvenus à représenter une nouvelle génération d'Américains, qui a une autre culture, une autre vision du monde, d'autres modes de socialisation que les générations précédentes. C'est aussi une génération plus réceptive à une action politique inclusive, recherchant l'entente plutôt que le clivage. Pendant la campagne, ce sont les républicains qui sont apparus comme des diviseurs face à Obama le rassembleur.
Ce pragmatisme, cette vision instrumentale du militantisme sont de nature à heurter en France, où l'on répugne à considérer les citoyens comme des individus mus par des intérêts. Mais l'opposition entre le vieux parti démocrate, héritage des années 1970, et le nouveau qui s'est dégagé dans les cinq dernières années n'est pas sans rapport avec le conflit qui a marqué la campagne socialiste de 2007 entre la rue de Solférino d” un côté, Ségolène Royal et son organisation Désirs d'avenir d'un autre côté.
Ce qui est intéressant, aussi, dans ces premiers mois de la présidence Obama, ce sont les efforts des démocrates pour établir des liens avec les gauches dans le monde, notamment en Europe et en Amérique latine. Plusieurs responsables socialistes ont participé, en mars, à un séminaire [2] organisé par les pourvoyeurs d'idées de la campagne du candidat démocrate à destination des formations progressistes d'une vingtaine de pays. Il y a dix jours, le vice-président, Joseph Biden, a pris la parole, avant le G 20, devant les représentants de partis de gauche européens et latino-américains réunis au Chili [3].
Cela rappelle, dans un contexte très différent de celui de la guerre froide, le temps où, dans les années 1950, la gauche politique et syndicale américaine entretenait des liens actifs avec ses homologues en Europe et dans le tiers-monde. Depuis Richard Nixon et Ronald Reagan, l'“américanisme” s'est identifié avec une vision politique de droite, culturellement conservatrice, économiquement ultralibérale et géopolitiquement occidentale. La génération Obama veut renouer avec l'américanisme de progrès du New Deal, du Peace Corps, de l'anticolonialisme et du multiculturalisme.
Photo : Howard Dean à Indianapolis en mai 2008 (Jason Reed/Reuters).
[1] http://www.tnova.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=570:moderniser-la-vie-politique-innovations-americaines-lecons-pour-le-france&catid=3:essais
[2] http://www.tnova.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=676:from-campaign-to-governance&catid=4:notes
[3] http://www.google.com/hostednews/afp/article/ALeqM5jYZp51rwq1EuQSD3BxxxbF4kHkXA
[5] http://www.rue89.com/2009/01/23/barack-obama-stratege-trois-electeurs-sur-quatre-fiches
[6] http://www.renover-maintenant.org/article.php3?id_article=1047
[7] http://www.ilovepolitics.info/Sur-les-pas-d-Obama,-le-renouveau-de-la-gauche-americaine_a1265.html