L'énigme François Hollande
Par Laurent Mauduit - Médiapart - lundi 5 septembre 2011
Obnubilés par les fluctuations erratiques des sondages – qui, dans le cas présent, ont encore moins de pertinence qu’à l’accoutumée –, se passionnant beaucoup plus pour les «petites phrases» et les querelles d’écuries que pour les débats d’idées ou de doctrines, la plupart des grands médias n’y ont pas encore prêté attention, mais le constat n’en saute pas moins aux yeux: il y a une énigme François Hollande.
Une énigme qui tient à la campagne qu’il a décidé d’engager; qui tient à la petite musique qu’il veut faire entendre. Une énigme qui se résume en fait en cette question principale: mais pourquoi donc a-t-il choisi de se faire le champion d’une politique «droitière»?
Pourquoi donc a-t-il décidé, si l’on peut dire, de se «strauss-kahniser» à ce point?
Etrange, en effet! A suivre les discours qu’il prononce ou les émissions auxquelles il participe, François Hollande donne clairement le sentiment de conduire la campagne du second tour de l’élection présidentielle et non celle des primaires socialistes. A l’écouter, on croirait qu’il prend bien soin de parler aussi au camp d’en face et que son souhait n’est pas d’abord de mobiliser son propre camp, de parler à ce que l’on appelait, en d’autres temps, «le peuple de gauche».
Bien sûr, François Hollande est homme habile et par surcroît bon orateur, enjoué et moqueur. Une salle, il sait donc la faire vibrer. Et face à un auditoire socialiste qui rêve d’en découdre avec la droite, il sait, mieux que d’autres, en appeler au passé glorieux de la gauche, à son histoire et à sa mémoire, à ce «roman national» qu’il se plaît fréquemment à évoquer, qui va de la Révolution française jusqu’à 1981, en passant par le Front populaire. Il sait aussi, comme on l’a vu faire la semaine passée à La Rochelle, se moquer avec jubilation des plus riches, dont Nicolas Sarkozy est le champion.
Mais enfin! A mille petits riens, cela se sent, François Hollande est profondément soucieux d’envoyer aussi des signes au camp d’en face. Soucieux de parler aux milieux d’affaires. Soucieux de rigueur économique et de respectabilité financière. Et si, en certains points, il se démarque du projet officiellement adopté par le Parti socialiste, s’il avance des propositions complémentaires ou des amendements, c’est donc fréquemment dans le même sens: pour rassurer le camp d’en face et non pas pour faire vibrer le sien. L’énigme, la voici: lui qui, à la différence de Dominique Strauss-Kahn ou de Laurent Fabius, n’a jamais versé dans les outrances du social-libéralisme ou de la troisième voie, il semble par moment tenté d’occuper ce créneau politique.
Examinons en effet ces premiers mois de campagne et les signes multiples envoyés par François Hollande.
Le premier de ces signes intervient en septembre 2010, alors qu’il n’a pas encore déclaré officiellement sa candidature aux primaires socialistes. François Hollande propose alors un débat sur Internet sur le thème: «Parlons de la France». Et le petit livre numérique qu’il dévoile à cette occasion fait dresser l’oreille en certaines de ses propositions.
D’abord, de la première à la dernière ligne, François Hollande multiplie les appels à la raison et à la modération comme s’il fallait tout faire pour que de vieux slogans ne reviennent pas hanter la gauche, le «Tout est possible!» de Marceau Pivert de 1936, ou le «Changer la vie!» de 1981. Ligne après ligne, le candidat putatif envoie donc sans cesse le même message pour dissuader la gauche de «multiplier les propositions, comme si nous avions tous les moyens pour agir et disposions de tous les leviers». «Les trésors cachés n’existent pas. Et les prélèvements sur les revenus financiers comme sur les grandes fortunes, aussi légitimes soient-ils, ne peuvent suffire pour combler tous les déficits de notre protection sociale», insiste-t-il.
Et François Hollande ajoute: «Ce comportement peut être séduisant électoralement: nos concitoyens préfèrent entendre que "tout est possible", plutôt que "l’État ne peut pas tout". Et quand des dirigeants politiques, avec sincérité, ont fixé les limites de l’action publique, ils ont eu à subir bien injustement les foudres de l’opinion publique.»
Et ces petites phrases, qui, à l’époque, sont passées inaperçues, sont lourdes de sens car, sans le dire explicitement, François Hollande donne là un coup de chapeau rétrospectif à Lionel Jospin qui mérite qu’on s’y arrête. Qu’on se souvienne! A la fin de l’été 1999, le groupe Michelin annonce tout à la fois un doublement de ses bénéfices et un nouveau plan social, prévoyant la suppression de 7.500 postes dont 1.880 en France. La double annonce des profits et des licenciements choque légitimement le pays, qui découvre alors pour la première fois les outrances du capitalisme anglo-saxon auquel les grands groupes français se sont convertis et les «licenciements boursiers» auxquels ils ont désormais recours: des licenciements non pas pour éviter le dépôt de bilan mais pour verser des dividendes encore plus juteux aux actionnaires.
« L'Etat ne peut pas tout »
Or, interpellé sur cette scandaleuse mutation du capitalisme français et sur ce nouveau type de licenciement, Lionel Jospin dit son impuissance face à la tyrannie des marchés, lors d’un entretien sur France-2, le 13 septembre 1999. Dans une formule qui est restée pour la gauche tristement célèbre et qui augure de son naufrage de 2002, il lâche: «Il ne faut pas attendre tout de l’État.» Lionel Jospin signifie alors qu’il n’honorera pas la promesse qu’il avait pourtant faite de rétablir l’autorisation administrative préalable aux licenciements. Quelques mois plus tard, devant des ouvriers licenciés de Lu, le premier ministre fait une variation sur le même thème: «L’État ne peut pas tout.»
François Hollande, qui n’a rien oublié de tout cela, ne parle donc pas à la légère. Loin de saluer l’action de Lionel Jospin le volontariste, celui de 1995 ou 1997, qui cherchait à faire sortir la gauche de l’ornière libérale des années Bérégovoy, il salue l’autre Lionel Jospin, celui qui cède face aux marchés et retombe à partir de 1999 dans la même ornière, à l’instigation des deux sociaux-libéraux de l’époque, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius.
Dans son petit opuscule Parlons de la France, il ne fait d’ailleurs pas que fixer les principes d’une politique économique modérée ou néo-libérale. De la parole aux actes, il fait aussi quelques propositions concrètes, qui vont dans le même sens. Oubliant que le Parti socialiste a voté en 2003 contre la disposition de la loi Fillon sur la réforme des retraites prévoyant l’allongement au-delà de 40 ans de la période d’activité donnant droit à une pension complète, il lâche cette piste sulfureuse: «Afin de tenir compte de l’allongement de la durée de la vie, il est logique d’augmenter la durée de cotisation au fur et à mesure que l’espérance de vie augmente.» Logique?
Au sein des différentes composantes de la gauche ou de la gauche radicale, la proposition pourrait, à l’avenir, faire figure de chiffon rouge…
François Hollande a ensuite administré un autre signe de son nouveau positionnement, lors du face-à-face qu’il a eu avec l’économiste Thomas Piketty, organisé par Mediapart (lire Hollande-Piketty: confrontation sur la révolution fiscale).
Il faut, certes, lui en donner crédit: si le Parti socialiste s’est converti à la nécessité d’une «révolution fiscale», c’est parce que François Hollande a longtemps plaidé en ce sens. Et le projet qui a finalement été retenu, celui d’une fusion de l’impôt sur le revenu et de la Contribution sociale généralisée (CSG), pour refonder un véritable impôt général et progressif sur tous les revenus, c’est en grande partie le sien.
Il n’empêche! Pour qui réécoute cet échange et notamment la deuxième vidéo auquel il a donné lieu (vidéo ci-dessus), le constat est patent: François Hollande fait tout pour que la «révolution fiscale» soit la moins radicale possible. Et, surtout, qu’elle ne conduise pas à une trop forte taxation des plus hauts revenus.
Le dirigeant socialiste émet donc des réserves sur le barème d’imposition préconisé par Thomas Piketty, qui est très modéré pour les bas et moyens revenus mais qui peut aller jusqu’à 50% pour les revenus mensuels de 50.000 euros et de 60% pour les revenus mensuels de 100.000 euros. Observant que ce taux supérieur de 60% ne concernerait que quelques milliers de contribuables, le dirigeant socialiste exprime ses doutes: «Je considère que les taux faciaux pour un tout petit nombre de contribuables sont des taux inefficaces», dit-il, insistant sur les risques de délocalisation. «Je préfère un impôt payé à un impôt fraudé», assène-t-il.
Réaction agacée de Thomas Piketty: «Je recommande à François Hollande de produire son barème, parce que tout se paye. Si on réduit à 50% le taux supérieur, alors on sera obligé d’augmenter les taux d’imposition des revenus moyens ou inférieurs», réplique-t-il.
Affichant des désaccords assez nets sur cette question de la fiscalité des revenus, le dirigeant socialiste et l’économiste sont aussi sur des longueurs d’onde assez différentes en matière de fiscalité du patrimoine. Car, dans ce domaine, François Hollande reprend à son compte une idée assez droitière, dont la paternité revient en d’autres temps à Dominique Strauss-Kahn, consistant à ce que l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) puisse venir en déduction des droits de succession.
Or, on comprend bien les conséquences que pourrait avoir ce projet: il pourrait tout à la fois conduire à une quasi-suppression de l’ISF qui ne dirait pas son nom en même temps qu’à une minoration des droits de succession. Il est donc loin d’être certain que la proposition enflamme le «peuple de gauche»; le moment venu, elle pourrait plutôt constituer un gage d’apaisement pour les milieux les plus fortunés. C’est dans cet esprit que Dominique Strauss-Kahn l’avait conçue.
Alignement sur le principe ultralibéral de l'équilibre budgétaire
Mais c’est surtout dans les premiers mois de 2011 que François Hollande creuse ce sillon de manière encore plus nette. Ce n’est qu’une anecdote, mais elle est significative. Le 24 mars 2011, le journal Les Echos demande au détour d’un entretien avec François Hollande s’il accepte une filiation avec Raymond Barre, le père-la-rigueur que la gauche a chassé de son poste de premier ministre en 1981. «On vous qualifie parfois de Raymond Barre de gauche. Est-ce un compliment à vos yeux?», lui demande le journal.
Réponse de l’intéressé: «Je le prends avec précaution, car on ne peut pas dire que sa réussite à l’élection présidentielle ait été totale! On ne peut dire non plus que sa gestion ait été parfaite. Mais il a eu le souci de remettre nos finances publiques à flot.» En clair, il ne s’offusque pas de ce cousinage; il s’en amuse…
Inquiétante filiation! En 1981, Raymond Barre est, avec Valéry Giscard d’Estaing, le symbole de la politique réactionnaire qu’il faut mettre en échec, le premier ministre des injustices sociales, du chômage et des premiers petits boulots. Trente ans après le 10 mai 1981 le voici en partie réhabilité par les héritiers de ceux qui l’ont battu.
On pourrait penser que ce constat est exagéré et que François Hollande a simplement répondu avec courtoisie, sans y prendre garde, à une question qu’il jugeait accessoire. Et pourtant, non! Car quelques mois plus tard, François Hollande, qui, dans l’intervalle, a officiellement déclaré sa candidature aux primaires socialistes, confirme de manière spectaculaire qu’il est partisan d’une forte rigueur budgétaire (lire Adieu Keynes! Vive Raymond Barre!).
Alors que le projet socialiste, refusant la politique d’austérité du gouvernement et la réduction à marche forcée des déficits publics, préconise un retour des déficits publics français sous la barre des 3% du produit intérieur brut (PIB) seulement à l’horizon de 2014, et non en 2013 comme s’y est engagé Nicolas Sarkozy, François Hollande prend en effet ses distances avec les priorités de son propre parti pour applaudir celles de la droite. Sous le titre «François Hollande: la dette est l’ennemie de la gauche et de la France», c’est à la faveur d’un entretien au Monde (daté du 16 juillet) qu’il se livre à cet exercice.
«Dans le projet socialiste, il est question de ramener les déficits à 3 % du PIB en 2014. N’est-ce pas trop tard?, interroge le quotidien.
– Il faut rééquilibrer nos comptes publics dès 2013, répond François Hollande.
– Dès 2013?, insiste le journal.
– Oui. Je ne le dis pas pour céder à je ne sais quelle pression des marchés ou des agences de notation mais parce que c’est la condition pour que notre pays retrouve confiance en lui. Nous ne pouvons pas laisser gonfler la dette publique au risque de faire de la charge de nos intérêts le premier budget du pays, ce qui altérerait toutes nos marges de manœuvre. La dette est l’ennemie de la gauche et de la France. Si je suis élu, la première réforme du quinquennat sera la réforme fiscale. Le candidat qui annonce qu’il n’y aura pas d’effort supplémentaire après 2012 sera un président qui se parjurera», confirme François Hollande.
On connaît la suite: dans une étonnante compétition libérale, sa rivale dans la primaire, Martine Aubry, fait aussitôt comprendre que, elle aussi, si elle était élue, n’aurait de cesse que de bafouer les engagements pris par le Parti socialiste et de mettre en oeuvre
une politique d’austérité. Et elle promet, en cas de victoire de la gauche, que les marges de manœuvres budgétaires seraient affectées non pas pour moitié mais aux deux tiers au désendettement. Autant dire qu’il ne resterait plus grand-chose pour financer les priorités, qu’il s’agisse de l’éducation ou de la lutte contre le chômage et la pauvreté.
Étrange campagne, donc. Car, en 1997, même le très libéral Dominique Strauss-Kahn ne prônait pas un retour à l’équilibre des finances publiques. A l’époque, seul Alain Madelin – c’est dire! – en défendait le principe. Quinze ans plus tard, le socialiste François Hollande s’y est converti, et plutôt que de plaider pour une politique concertée de relance, il défend les principes budgétaires réactionnaires du pacte de compétitivité, condamné par les socialistes européens.
Des principes qui pourraient priver la gauche, en cas de victoire, de toute marge de manœuvre…
Et ces principes, François Hollande y tient, visiblement. Car ils sont encore au centre du discours qu’il tient le 24 août, à l’occasion d’une réunion avec des experts économiques. «La gestion au fil de l’eau, l’accoutumance aux déficits, la programmation sur la base d’hypothèses irréalistes, l’acceptation d’un niveau toujours plus élevé d’endettement sont autant de manifestations d’une irresponsabilité qui nous a trop coûté et à laquelle il est temps de mettre un terme. Cet effort sera de longue haleine, il devra être mené avec résolution, sans compromettre notre croissance ni nos objectifs en matière de justice fiscale et sociale», martèle-t-il, avant de confirmer qu’il fait siens les objectifs de réduction des déficits retenus par le gouvernement: «Nos engagements européens nous imposent de ramener notre déficit à 4,6 points de PIB en 2012 puis à 3 points de PIB en 2013 alors que le déficit attendu pour 2011 s’établit à 5,7 points de PIB. On le voit, l’essentiel de l’effort serait qu'un tel scénario se réalise en 2013. Or, c’est maintenant que la France doit montrer sa détermination à combattre les déficits; c’est aujourd’hui que le gouvernement doit montrer qu’enfin, il ne se contente plus de paroles mais passe aux actes pour protéger les Français contre les risques que font peser sur eux les soubresauts des marchés financiers.»
Un économiste réactionnaire en vedette
A l’affût de toutes les bonnes nouvelles pour les milieux d’affaires, le site Internet Wansquare applaudit : il souligne que François Hollande ne s’est certes pas rallié à la «règle d’or» budgétaire défendue par Nicolas Sarkozy, mais que cela y ressemble fort. Ou à tout le moins, c’est une «règle de platine»…
Il n’y a d’ailleurs pas que le contenu du discours de François Hollande, ce 24 août, qui retient l’attention.
L’assistance est aussi digne d’intérêt. Comme s’il était entré dans le «cercle de la raison» si cher à Alain Minc, François Hollande a invité ce jour-là à débattre avec lui une étonnante brochette d’économistes, parmi les plus convenus de Paris, parmi les plus mondains ou les plus conventionnels.
Foin des jeunes chercheurs ou économistes, qui essaient, dans ce contexte de crise historique, d’explorer des voies nouvelles pour la gauche, il y avait là l’économiste multicartes Élie Cohen; le libéralo-conservateur Jean-Hervé Lorenzi, qui préside le Cercle des économistes (bien-pensants), très proche des milieux d’affaires et en particulier de Maurice Lévy, le patron de Pubicis; et même l’économiste Gilbert Cette.
Peu connu du grand public, ce dernier économiste, qui apparaît sur la vidéo officielle retraçant les travaux de la réunion, mérite une mention particulière. Attaché à la Banque de France, il est seulement connu des initiés et des… abonnés de Mediapart! Il s’est en effet distingué en co-signant en 2008 un rapport public pour François Fillon préconisant ni plus ni moins que de casser le système du salaire minimum. Mediapart s’en était fait l’écho et avait révélé le rapport le 9 avril 2008.
Or, le plus surprenant, ce n’est pas que Gilbert Cette ait été convié aux agapes – après tout, si un dirigeant socialiste est une force d’attraction qui va au-delà de son camp, tant mieux! C’est que Gilbert Cette a donné le ton. Lors de la réunion, il a sorti sa rengaine réactionnaire contre le salaire minimum. Et cette rengaine a été retenue comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel de la troisième table ronde qui a eu lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur! : «Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques».
Car ce que dit ce compte-rendu officiel laisse songeur. Cela commence par l’énoncé suivant: «Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires: un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes.»
Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982/1983: une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Edouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule: il faut privilégier «un regain de compétitivité» et cela «plaide pour une modération salariale». Même Nicolas Sarkozy, dont les discours sont écrits par l’habile Henri Guaino, n’ose plus dire les choses avec cette brutalité technocratique.
Et le compte-rendu officiel poursuit: «S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités.» Plus brutalement dit, si «un Smic élevé n’est pas le meilleur outil», on peut en déduire qu’il ne faudrait donc pas donner de «coup de pouce» au Smic. C’est la ligne de conduite que Nicolas Sarkozy a précisément suivie continûment, ces cinq dernières années…
La réédition des erreurs commises par Jospin en 2002
François Hollande y a-t-il seulement pris garde? Lui qui a beaucoup de syndicalistes dans ses proches, tout particulièrement de l’Unsa, mais aussi de la CGT, le voilà donc qui les laisse en arrière-plan et qui ne s’affiche qu’avec des experts bien-pensants ou bien en vue, les notables de l’économie ou de la «pensée unique». Cela s’est d’ailleurs poursuivi jusqu’à l’Université d’été de La Rochelle, où le candidat socialiste a affiché sa proximité avec un autre économiste, Jean-Paul Fitoussi qui a fait une cour assidue à Nicolas Sarkozy depuis 2007 et qui a fréquemment été vu arpentant les salons de l’Elysée ces dernières années, bien au-delà de ce qu’exigeaient ses fonctions de président de l’Office français des conjonctures économiques (OFCE). Et le voici intronisé subrepticement maître à penser de la gauche «hollandaise» – cela laisse pantois!
Cela génère donc une cascade d’interrogations: avec un tel positionnement, comment François Hollande espère-t-il reconquérir les milieux populaires qui ont fait si cruellement défaut à la gauche en 2002 et qui, pour certains d’entre eux, ont même basculé dans le vote protestataire en faveur de l’extrême droite?
Comment peut-il espérer seulement préparer dans de bonnes conditions le rassemblement indispensable de toute la gauche, dans la perspective du second tour de l’élection présidentielle? C’est ici que réside l’énigme François Hollande: laisse-t-il apparaître depuis quelques mois sa vraie nature, ce qui est le fond de ses convictions? Ou y a-t-il une part de calcul politique?
En vérité, c’est difficile de le savoir, car il y a indéniablement plusieurs François Hollande.
Il y a un François Hollande militant de la transformation sociale, attachée aux valeurs réformatrices de la composante du mouvement ouvrier qu’a longtemps été la social-démocratie française.
Un partisan affiché du réformisme radical. Qui ne se souvient des combats qu’il a menés, comme député, pendant tout le second septennat de François Mitterrand – et il en a payé le prix en ne devenant pas ministre – contre les dérives libérales des années Bérégovoy? A l’époque, beaucoup à gauche ont cédé à ce que l’on appelait alors les «années fric » ou «l’argent fou » – en clair les années Tapie. Pas lui.
Ses livres de l’époque, dont ceux écrits avec Pierre Moscovici, en portent témoignage.
Plus récemment, le livre de dialogue avec Edwy Plenel (devenu depuis directeur de Mediapart), écrit en 2006 (Devoir de vérité, Stock), témoigne de ce même et profond attachement aux valeurs transformatrices de la gauche.
Mais il y a aussi un second François Hollande, plus conservateur en vérité qu’il y paraît – et très lié en amitié à des vrais conservateurs ou libéraux, tel l’ancien ministre sarkozyste, Jean-Pierre Jouyet – au rythme où vont les choses, ne va-t-il pas finir par l’appeler à ses côtés! C’est le François Hollande que l’on a vu tout à l’heure voler au secours d’un indéfendable Lionel Jospin, quand celui-ci avoue son impuissance face aux licenciements boursiers. Et c’est aussi le François Hollande qui rédige avec le journaliste Pierre Favier un ouvrage beaucoup plus convenu (Droits d’inventaire, Seuil, novembre 2009), dans lequel il porte un regard assez peu critique sur les dérives libérales des années Jospin. Ce qui lui permet de redire que «L’État ne peut pas tout »: «Cette formule était juste et je la revendique pleinement en ce qu’elle signe un rapport de vérité dans la relation politique.»
Mais si ce n’est pas la personnalité de François Hollande qui est en cause, s’agit-il donc d’un calcul politique? Est-il si sûr de lui, qu’il fasse l’impasse sur les primaires et ne pense déjà qu’au second tour de l’élection présidentielle?
Si c’est le cas, on ne peut s’empêcher de penser qu’il risque de rééditer l’erreur de Lionel Jospin pendant la campagne de 2002 – cette étrange campagne au cours de laquelle le candidat s’est si peu soucié de parler à son camp et de le mobiliser qu’il a même fini par faire l’aveu stupéfiant mais logique que son projet n’était « pas socialiste ».
Voilà donc l’énigme! François Hollande assure qu’il est celui qui a le plus de qualités pour rassembler la gauche, toute la gauche, d’ici 2012. Mais, pour l’heure, il n’en apporte pas la preuve.