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Entretien avec Benoît Hamon, Think N°6, février 2008
 - Propos recueillis par Robert Chaouad, le 3 janvier 2008.

Robert Chaouad : Très présent dans les discours et les commentaires politiques, notamment en période électorale, le thème de la modernité en politique semble avoir changé de sens ou, du moins, d’incarnation.
undefinedBenoît Hamon :
On a assisté, effectivement, à droite comme à gauche, a une appropriation du thème de la modernité par les deux principaux leaders politiques de la dernière campagne électorale présidentielle. Ce thème de la modernité est ainsi apparu comme la marque de leur pratique du pouvoir et de leurs orientations, l’un comme l’autre souhaitant incarner, à sa manière, cette modernité. Or, Nicolas Sarkozy développe une vision qui tend plus à restaurer ou à enraciner la hiérarchie sociale, à rétablir les privilèges, à remettre en cause le principe de redistribution et tous les mécanismes modernes de luttes contre les inégalités (la sécurité sociale, l’impôt, l’Etat, etc.), un retour à une société d’avant la période des Trente Glorieuses en somme ; quant à Ségolène Royal, chez elle, la modernité, à bien des égards, renvoie à l’abandon de ce qu’était la capacité ou la volonté de la gauche à tordre et à inverser les rapports de force.

RC : Dès lors, comment définiriez-vous, aujourd’hui, la modernité en politique ?
BH :
Si l’on considère que la modernité est en soi une forme de rupture avec les dogmes ou les cadres de pensée traditionnels, et si, en plus, on constate que ces cadres imposent des concepts et des solutions dont la mise en oeuvre se révèle être un échec, alors la modernité devrait correspondre à une rupture avec ces cadres-là. La première rupture que la gauche française et européenne devrait mettre en oeuvre, assumer et décliner, c’est celle-là, c’est la rupture avec toute la doctrine économique qui domine, aujourd’hui, le débat européen, qu’il s’agisse des débats politiques à l’intérieur des Etats membres ou au sein de l’Union européenne.
 

Quelle est cette doctrine économique ? Elle se fonde, notamment, sur le primat du consommateur sur le salarié et du consommateur sur le citoyen. J’entends par là que toute la doctrine économique de l’UE parie sur le rétablissement de la compétitivité des économies européennes par la baisse des prix et non pas par l’amélioration de la productivité, c’est-à-dire par l’investissement dans la recherche, le développement, l’éducation et la formation. Or, aujourd’hui, le présupposé de cette doctrine est que la mise en concurrence des acteurs travaille aux intérêts des consommateurs puisqu’elle stimule une concurrence qui favoriserait la baisse des prix. Dès lors que l’on parie exclusivement là-dessus, on assiste, au sein des Etats membres de l’UE, à la mise en place de politiques qui encouragent la baisse des prix et qui, parallèlement, encouragent la modération salariale, favorisent des disciplines budgétaires strictes et donc pénalisent les investissements qui pourraient être fait par les Etats membres. Conséquence de quoi, les citoyens, pour que leur pouvoir d’achat augmente, sont encouragés à consommer en stimulant une concurrence par la baisse des prix et en cherchant les prix les plus bas. Or, en choisissant les prix les plus bas, et donc en stimulant cette concurrence, cela conduit les entreprises à devoir baisser leur coût de production, et pour ce faire à jouer sur la variable d’ajustement sur laquelle il est le plus simple de jouer aujourd’hui, à savoir le coût du travail.

 

On en arrive donc, et c’est la théorie que je défends, avec d’autres, à faire du consommateur l’artisan de la remise en cause de ses propres droits de salarié et de ses propres intérêts de citoyen. Ainsi, je constate qu’il y a une contradiction absolue à voir que c’est le même gouvernement qui prétend investir sur le long terme avec le Grenelle de l’environnement et qui, dans le même temps, revendique le fait que la France est en retard sur le low cost et devrait mieux se positionner en la matière. Or, le low cost est en contradiction directe à la fois avec ce que devraient être les investissements nécessaires pour assurer la protection de l’environnement et, surtout, cela pousse le consommateur à faire un choix qui remet en cause son propre intérêt de salarié puisque ce choix pousse à la baisse du coût du travail. 

Je crois, ainsi, que cette doctrine économique, qui désosse méthodiquement tous les modèles sociaux nationaux et qui pousse à des choix politiques qui se détournent des investissements favorables à la protection de l’environnement, eh bien, ce choix de politique économique est le choix avec lequel on devrait rompre. Et la modernité, pour le coup, c’est celle qui s’attaque à ce qu’est la répartition primaire des revenus entre le capital et le travail, entre les profits et les salaires, et celle qui réhabilite l’impôt. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis favorable à la création d’un grand impôt universel qui prenne en charge l’ensemble des prestations universelles (assurance maladie, politique familiale, dépenses publiques, éducation, etc.), qu’on change aussi la principale cotisation qui pèse sur les entreprises et qu’on l’élargisse à la valeur ajoutée. Et donc, en tout cas, qu’on réarme la politique en redonnant, par l’impôt, des moyens d’action à la puissance publique. Ce qu’elle n’a plus. Dans une société prompte à exalter en permanence les devoirs en contrepartie des droits, on oublie que le principal des devoirs qu’acquitte n’importe quel citoyen, c’est justement l’impôt. 

Et je trouve invraisemblable que l’impôt soit à ce point discrédité aujourd’hui, alors qu’il est l’instrument qui permet, par la construction de biens publics universels, par la construction de services publics, par la mise en oeuvre d’une protection sociale, de lutter contre les inégalités. Il s’agit là d’un point sur lequel, comme think tank, La Forge entend travailler.

RC : Dans une certaine mesure, et sans tomber dans un déterminisme social caricatural, la contradiction que vous relevez peut également se retrouver dans la sociologie électorale du vote présidentiel de mai 2007. Dès lors, comment faire pour que les idées que vous défendez à La Forge, ou plus globalement au sein de votre famille politique, gagnent l’espace public et, surtout, redeviennent “hégémoniques” ?
BH :
Je crois qu’il y a une crise culturelle à gauche. Pourquoi les gens pensent-ils, aujourd’hui, que les idées de mise en concurrence et de compétition sont plus fécondes pour eux que ne l’était, hier, un modèle fondé sur la redistribution et la solidarité ? D’abord parce que le modèle social français est en crise, comme tous les modèles sociaux nationaux européens. Ce qui est frappant dans la période actuelle, c’est cette forme de myopie ou d’aveuglement d’une partie des élites de gauche, qui refusent de voir que la crise française s’inscrit dans un mouvement général de crise de la social-démocratie européenne. Souvent, on vante ce que serait la réussite éclatante du socialisme au-delà de nos frontières, là où, dans les pays nordiques, la socialdémocratie ne dirige plus aucun pays, là où nous sommes en coalition en Allemagne, là où nous sommes menacés en Italie et nous ne savons pas si nous allons garder la Grande-Bretagne. On ne dirige que quatre pays sur 27 Etats dans l’UE et on vit sur le mythe que ce serait le socialisme français qui serait frappé du sceau de l’archaïsme et qui serait en crise là où tous les autres auraient réussi leur congrès de Bad Godesberg. Or, aujourd’hui, la crise de la socialdémocratie touche l’Europe entière. Toutes les formations sociales-démocrates, au sens générique du terme (travailliste, socialiste, etc.), sont confrontées à une crise politique et idéologique et à une remise en cause de leur vocation et de leur fonction.
 

Cette crise et cette remise en cause s’expliquent par le fait que l’histoire de la social-démocratie est indissociable de la construction et de l’essor des modèles sociaux nationaux. Au gouvernement ou dans ses luttes, dans ses combats, dans l’exercice des responsabilités ou dans les mobilisations populaires, la gauche est associée à l’édification d’un modèle redistributeur et protecteur, peu importe qu’il soit rhénan, nordique ou méditerranéen. Or, concrètement, ce sont ces modèles-là qui se révèlent, aujourd’hui, défaillants à lutter contre l’exclusion et contre la pauvreté, à vaincre la précarisation des conditions d’existence et des conditions de travail et à éviter le déclassement social. On constate donc que ce système-là, qui repose sur des grandes valeurs collectives et sur d’importants mécanismes de solidarité, échoue, aujourd’hui, à vous protéger des aléas de la vie. 

Dès lors, il paraît assez logique et assez tentant, pour ceux qui disent que ces modèles redistributeurs sont en échec et qu’en plus ils sont responsables de la faiblesse de la croissance, de se tourner vers un modèle qui parie, lui, sur les moyens qui seront donner à chacun de pouvoir s’en sortir seul. Je crois, pour ma part, que ce dernier modèle sera assez vite mis en échec, ou en tout cas que la politique qu’il induit sera très vite majoritairement contestée. Je pense ainsi que cette offre politique a correspondu, à un moment donné, à ce qui était une disponibilité de personnes issues des classes populaires et des classes moyennes, qui font, pour elles-mêmes et leurs enfants, le constat de l’échec des mécanismes de redistribution et de solidarité à les protéger de la mondialisation, des délocalisations, dans leur travail, dans l’accès à la retraite, etc. 

Dans ce cadre-là, je pense que la faute de la gauche est majeure, dans la mesure où elle a refusé le combat. Là où on aurait dû revendiquer la nécessité de réhabiliter l’impôt, de réhabiliter la redistribution, la solidarité, de trouver de nouvelles recettes pour financer un modèle social réformé, rénové, plus moderne, eh bien, la gauche ne l’a pas fait. On a, au contraire, directement emprunté à ce que je considère être le patrimoine intellectuel et idéologique de la droite, en revendiquant le donnant-donnant, en faisant des assistés l’une des causes des déficits sociaux, etc.  

RC : En même temps, la montée en puissance de “valeurs individualistes” au sein de la société ne poussait-elle pas à un tel emprunt ?
BH :
Ce que l’on constate, en tout cas, c’est que coller à l’air du temps nous conduit à la défaite ! J’aimerais enfin sortir de cette analyse qui veut que l’on ait perdu trois élections présidentielles par trop plein de socialisme. On n’a pas perdu ces élections parce qu’on appelait à la nationalisation des banques ou à la collectivisation des moyens de production. On n’a pas perdu parce que Ségolène Royal était trop à gauche ; on n’a pas perdu parce que Lionel Jospin était trop à gauche. On a perdu, à chaque fois, par défaut de clarté et par défaut de socialisme. Ce que je constate, c’est que des trois élections présidentielles perdues, quelle est celle où on a réalisé le meilleur score ? C’est celle de 1995, avec Lionel Jospin. Avec un programme où figuraient déjà la CMU, les 35 heures, les emplois jeunes, etc. Programme avec lequel ont été remportées les élections législatives de 1997. Ce que je veux dire par là, c’est qu’à l’époque, nous étions en présence d’une gauche qui s’assumait. Et une gauche qui s’assumera, demain, ce n’est pas forcément une gauche qui prône les 32 heures, mais une gauche qui développe un véritable volontarisme en matière de redistribution et de lutte contre les inégalités.
  

RC : Dans le cadre de votre think tank, La Forge, vous ambitionnez d’”élaborer un nouvel intellectuel collectif”. Qu’entendez-vous par là et comment entendez-vous fonctionner ?
BH :
Nos influences sont multiples et l’une des caractéristiques de La Forge, c’est la diversité des histoires politiques, des trajectoires et des disciplines des personnes qui la compose. Surtout, ce qui nous a réuni, c’est la volonté de s’attaquer aux vrais impensés du discours de la gauche aujourd’hui, ou du moins ce qu’on considère comme tel, et, en même temps, avoir une méthode de diffusion qui emprunte directement à la réussite des think tanks anglo-saxons. Là où les partis politiques de gauche peinent à être des émetteurs politiques puissants, on pense qu’on doit être, le plus rapidement possible, dans la liste des sites favoris des étudiants en science politique, des chercheurs, des journalistes, etc.
 

Donc être un pôle de référence en matière de production de pensée, comme le sont la Fondation Schuman, la Fondation Jean Jaurès, l’Institut Montaigne, etc. Ils ont réussi à s’imposer comme de puissants émetteurs en termes de pensée. On aura donc une stratégie extrêmement agressive en termes de lobbying, tout en produisant des publications, qui prendront différentes formes, sur support papier ou Internet. On aura trois formats de communication : une communication sous la forme de livre, qui correspondra à une note oscillant entre 90 000 et 140 000 signes, puis les notes de La Forge, d’environ 30 000 signes, passant également par le comité de lecture et répondant à un protocole spécifique en termes de publications, de références, etc. ; et, enfin, un format plus léger, une note d’environ 10 000 signes, un mémo plus réactif à l’actualité, dénonçant les raccourcis intellectuels, les démonstrations paresseuses, etc.  

RC : Cela signifie que vous ne vous retrouviez pas dans les nombreux lieux qui ont également pour fonction de produire du savoir et de l’analyse ?
BH :
Il existe effectivement de nombreux lieux où il s’écrit des choses extrêmement intéressantes, comme la Fondation Jean Jaurès, la République des idées, etc. Pour ma part, dès le moment où je me suis penché sur ces questions-là, j’ai trouvé qu’il manquait un lieu où les politiques pourraient régulièrement croiser des syndicalistes, des universitaires, des gens qui font de la politique sans appartenir au champ politique strictosensu (comme l’association AC le feu par exemple), etc.
 

On voulait donc, en créant La Forge, créer un lieu où puissent se mêler les disciplines et les trajectoires, mais également créer un lieu à l’intérieur duquel les personnes qui ont eu à subir l’effet du plafond de verre dans leur discipline ou leur champ de compétence, en termes de publication et de diffusion de leurs travaux et de leurs idées, puissent s’exprimer et être entendues. La Forge n’est pas un think tank générationnel, mais il y a eu une sorte de parti pris qui consistait à dire que l’on accorderait une attention particulière aux travaux jugés intéressants issus de jeunes chercheurs. 

Enfin, en créant La Forge, ce qui nous a intéressé, ce n’était pas tant de créer des concepts que d’avoir l’exigence d’associer systématiquement aux questions traitées des solutions qui pourraient être mises en oeuvre. On s’est fixé comme objectif clair, le réarmement théorique et pratique de la gauche dans la perspective de la reconquête du pouvoir dans cinq ans. Nous sommes un think tank entièrement dédié à cet objectiflà, et en ce sens je crois qu’il complète ce qui existe déjà.  

RC : Entendez-vous donner une dimension européenne aux activités de La Forge ?
BH :
Ma première satisfaction provient du fait que, deux mois seulement après la création de La Forge, nous faisons partie, avec la Fondation Jean Jaurès, des deux think tanks français qui ont été retenus par le Parti socialiste européen (PSE) pour participer aux travaux d’élaboration de son manifeste pour les élections européennes de 2009. Cela signifie donc que la famille politique que nous souhaitons incarner, celle qui réfléchit, par exemple, au rôle de la puissance publique, et qui ne se réduit pas à la gauche du « non », sera reconnue. Et la reconnaissance de cette famille politique et du rôle qu’elle peut jouer dans l’avenir de la gauche européenne est, à mes yeux, une chose extrêmement importante.
  

RC : Pensez-vous pouvoir vous faire entendre au sein du PSE ?
BH :
Il est clair que nous ne disposons pas de la même surface et des mêmes moyens que d’autres think tanks. Toutefois, la question qui se pose, à l’égard des think tanks anglo-saxons par exemple, notamment ceux qui inspirent le Parti travailliste, c’est de savoir, aujourd’hui, s’ils sont les plus influents. Je pense, pour ma part, que le problème du débat à l’intérieur du PSE, c’est justement l’absence de débat. Et c’est pour ça que Poul Nyrup Rasmussen [NDLR : président du PSE] réinjecte aujourd’hui de la politique, parce qu’il se rend compte du lent déclin de la social-démocratie, tant sur le plan des positions qu’elle occupe dans les Etats membres de l’UE que sur le fond, et en raison du fait qu’elle peine à être un acteur majeur du débat politique européen.
 

Ce qui est amusant d’ailleurs, pour revenir à la doctrine économique européenne dont nous parlions tout à l’heure, c’est de voir qu’il faut aller chercher aux Etats- Unis, voire en Amérique latine, des économistes pour critiquer, voire moquer, les stratégies mises en oeuvre en Europe et qui sont des stratégies qui échouent et qui ne sont remises en cause par personnes – ou par très peu de monde. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est qu’il faille que ce soit un Joseph Stiglitz qui dise que les choix de politique monétaire européens sont des choix stériles, pour qu’un Jean-Paul Fitoussi retrouve de la légitimité dans le débat, là où il disait la même chose par le passé, mais il n’était pas écouté parce qu’il était français. 

Cela dit, on constate, petit à petit, que tout ça est en train de bouger. On commence à avoir à nouveau du débat, en Europe et au sein même de la social-démocratie, là où il avait été rendu impossible, notamment en raison de la modification des rapports de force à la suite de l’élargissement.

RC : Pour conclure, quels sont les projets de La Forge pour les prochains mois ?
BH :
On travaille sur plusieurs initiatives en même temps. Il y a un cycle de conférences sur le pouvoir d’achat dont les vidéos seront mises en ligne. On va également produire un contre-rapport Attali. Actuellement, on fonctionne à partir de quatre groupes de travail lourds et de deux cellules plus réactives, l’une consacrée à l’opinion et aux analyses électorales et l’autre, “riposte”, qui s’attachera, à chaque fois qu’on le pourra, à niveau d’expertise égal, à proposer le contre-rapport aux productions du gouvernement. On est donc à la fois sur des cycles longs et sur des cycles plus courts. On aura également beaucoup de travaux sur des problématiques culturelles, sur les territoires, la laïcité, sur les questions carcérales, les libertés publiques, etc. On publiera en début d’année une note qui fixera l’agenda de travail de La Forge pour 2008.

 
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