LE MONDE | 18.05.2016 à 13h18
Les Frondeurs : de gauche à droite, Daniel Goldberg, Aurélie Filippetti, Laurent Baumel, Christian Paul, Fanélie Carey Conte et Marie-Noëlle Lienemann à Paris, le 11 mai 2015. JOEL SAGET / AFP
Par Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques (Lille-II, CERAPS-CNRS)
Une nouvelle étape a été franchie dans les dissensions qui minent le Parti socialiste. Les députés frondeurs ont cherché, sans résultat, à présenter une motion de censure contre le gouvernement, celui soutenu par leur propre parti. Si le pouvoir a toujours mis à l’épreuve la cohésion socialiste, c’est une première dans l’histoire du PS, qui n’a jamais été confronté à de telles fractures dans sa majorité parlementaire.
Et le conflit n’est pas purgé, puisque la question de la «loi travail» reviendra en seconde lecture, sans doute avant juillet. Le recours au 49.3 a eu une vertu qui a été peu commentée : il a permis à de nombreux députés socialistes de s’abstenir de se prononcer sur la loi. Son désaveu va à l’évidence bien au-delà des frondeurs. Les députés de la gauche «récalcitrante» ont donc quelques semaines pour fourbir leurs armes et franchir la barre des 58 députés, si telle est leur volonté. Comment en est-on arrivé là ?
Trois légitimités, au fond, s’affrontent : celle de l’élection, celle du parti et celle de l’exécutif. La légitimité partisane est aujourd’hui démonétisée. Le parti est aux abonnés absents. Le rôle de ses dirigeants, Jean-Christophe Cambadélis au premier chef, est d’organiser d’improbables rapprochements («l’Alliance populaire»), de mater la rébellion (les menaces sur les investitures aux législatives), de sécuriser la candidature de François Hollande et d’adopter une position attentiste sur les primaires pour mieux en compromettre le déclenchement (elles sont pourtant obligatoires statutairement, même pour un président sortant). De fait, si les primaires ne sont pas rapidement décidées, elles seront impossibles à organiser sur le plan logistique.
Les résultats du congrès de Poitiers ont été complètement ignorés, alors que celui-ci était censé définir la ligne politique du parti. Dans la motion majoritaire, dont Jean-Christophe Cambadélis était le premier signataire, une position par anticipation sur la loi El Khomri avait été prise. On y lit : «Il faut rétablir la hiérarchie des normes : la loi est plus forte que l’accord collectif et lui-même s’impose au contrat de travail.»
Mépris et ligne sociale-libérale
S’appuyant sur le socle de légitimité du congrès, un rapport demandant une réorientation de la politique gouvernementale a été adopté par le bureau national à une très large majorité en juillet 2015 (29 voix pour, 1 contre, 3 abstentions). Il a été méprisé par le premier ministre, qui n’a cessé, depuis, de radicaliser sa ligne sociale-libérale, au mépris de la souveraineté militante.
La loi travail, qui ne faisait pas partie des engagements de 2012, n’a jamais été discutée au PS. Manuel Valls s’accommode de fait très bien de l’hémorragie militante du PS et de la décomposition de ses réseaux d’élus, après les débâcles répétées à toutes les élections intermédiaires depuis 2012.
Le PS, exsangue, ne peut plus guère opposer de résistance à la marche forcée libérale que le premier ministre lui impose. Sa dévitalisation sera utile pour la restructuration du paysage politique que Manuel Valls compte engager après 2017. Les frondeurs et le premier ministre ont un point commun : ils enjambent la débâcle présidentielle à venir et se projettent dans la recomposition qui va la suivre.
Syndrome classique du parti «godillot» lorsque le PS est au pouvoir ? La réalité historique est plus complexe : dans les expériences gouvernementales précédentes sous la Ve République (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002), on oublie souvent de rappeler que le parti et le groupe parlementaire étaient associés à la définition de la politique gouvernementale – à travers des réunions hebdomadaires notamment.
Hyperprésidentialisation
Entre 1997 et 2002, la proximité entre Lionel Jospin, premier ministre, et François Hollande, premier secrétaire du PS, a beaucoup contribué à pacifier les relations au PS. Les rapports de force sont aujourd’hui beaucoup plus favorables à l’exécutif, devenu omnipotent. François Hollande n’a en aucune manière enrayé l’hyperprésidentialisation à l’œuvre depuis 2002. Les primaires n’y sont pas pour rien. Le président de la République aurait-il des comptes à rendre à un parti dont il n’a pas tiré son investiture de candidat ?
Comme le parti ne joue plus son rôle de régulation des différends et de production d’un point de vue commun, les débats se sont déplacés dans l’arène parlementaire. Les protagonistes en présence – le gouvernement et les frondeurs – s’y confrontent en jouant avec les ressources institutionnelles dont ils disposent (le 49.3 pour les premiers, l’arme de la motion de censure pour les seconds).
Les frondeurs transgressent la règle de la discipline du groupe parlementaire. En effet, la position majoritaire est censée statutairement s’imposer à tous. Selon une vieille tradition socialiste, les mandats appartiennent au parti, et non au député individuellement. Mais que devient ce principe de subordination quand le gouvernement piétine la légitimité de la délibération parlementaire et déroge aussi fortement à la légitimité électorale qui l’a porté au pouvoir ?
Cette légitimité conférée par le cycle électoral de 2012 est aujourd’hui largement bafouée. Il n’y a certes pas de mandat impératif en démocratie représentative. Mais les députés socialistes peuvent-ils se sentir engagés par une politique libérale qui tourne autant le dos aux programmes présidentiels et législatifs de 2012 ? Ils peuvent se prévaloir de la fidélité aux engagements de l’époque.
Viol de légitimité
Si le 49.3 est jugé comme une infamie par une partie de l’opinion de gauche et un déni de démocratie, c’est que son recours et sa verticalité objectivent avec brutalité la violence symbolique que le gouvernement exerce sur ses propres électeurs. Il s’agit bien d’un viol de légitimité. Les slogans de plus en plus violents des manifestants dans la rue ou les destructions de permanences parlementaires socialistes traduisent une exaspération inédite. La haine du PS fait florès.
Les frondeurs peuvent, non sans quelque argument, opposer la légitimité de l’élection à celle des statuts, que la direction n’invoque que lorsqu’ils sont à son avantage. Ils utilisent les armes qu’ils leur restent, au risque d’être réduits médiatiquement à leur pouvoir d’obstruction et de nuisance.
L’exécutif fait valoir quant à lui une légitimité supérieure, celle de la pratique du pouvoir et du réalisme gouvernemental. Cette course au «réel», qui imposerait compromis et accommodements, est sans fin au PS. Ses dirigeants les plus «modernes», toujours enclins à dénoncer un «surmoi marxiste», qui a pourtant largement disparu, exige toujours un aggiornamento idéologique de plus. Le réformisme est pourtant une perspective largement partagée par les socialistes dans leur ensemble, les frondeurs compris. Le Bad Godesberg est consommé depuis longtemps, mais c’est une nouvelle «clarification» que Manuel Valls appelle de ses vœux, comme si la loi d’airain de l’abdication devait encore s’imposer.
Pour sortir de l’impasse, Jean-Christophe Cambadélis a déféré les 26 députés renégats devant la haute autorité du PS. Ce recours de plus en plus courant à un tiers «neutre», que l’on observe aussi chez Les Républicains (LR), témoigne d’une juridicisation des partis, de plus en plus incapables de domestiquer leurs luttes internes. La haute autorité statuera-t-elle aussi sur la légitimité du dernier congrès ou l’organisation d’une primaire ? Les questions que doivent régler les socialistes ne sont pas solubles dans un arbitrage de droit. Elles sont bien politiques, et il est temps qu’elles soient tranchées.